Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Suite à un léger souci de publication, nous publions ici une version corrigée de l'article paru dans le Cahier de la Poterne 2021. Il s'agit d'une réflexion sur la gestion du paysage, soumis récemment en sud-Touraine à une pression politique pour l'implantation de parcs éoliens. 

Le paysage : entre reconnaissance patrimoniale et objet politique, par Bertrand Walter

" Savent-ils [les gens] donc trop que leur pays est beau parce qu’il est la mesure de l’homme, parce que maintes générations d’hommes, avant eux et pour eux, ont fait amitié avec lui, en harmonie toujours avec la plaine et la colline, la forêt et la vallée ? " Maurice Genevoix (Tendre bestiaire).


Sans nul doute le paysage est une réalité complexe à définir. Il est à la confluence des registres naturel et anthropique. Il peut donc être considéré comme le cadre de nos écosystèmes qui conditionnent leurs biodiversités et comme une construction culturelle résultant de l’aménagement de l’environnement sur plusieurs millénaires par des générations d’hommes. Il est chargé des stigmates de notre longue histoire ce qui lui confère une valeur patrimoniale. Mais il est peut-être avant tout un espace économique pourvoyeur des ressources indispensables pour assurer nos besoins vitaux. On lui attribue aussi une valeur esthétique. Il fut d’abord l’apanage des peintres et des poètes, les éveilleurs de conscience. Enfin, le paysage est devenu depuis un peu plus d’un siècle un objet politique, preuve qu’il suscite un intérêt croissant dans la société. C’est donc au moment où il rencontre les bouleversements les plus importants initiés par les révolutions industrielles et agricoles des XIXe et XXe siècles qu’il bénéficie d’une nouvelle reconnaissance sociale.
Pour cela il suffit de se référer à l’évolution de l’appropriation politique du sujet. C’est en 1906 que la première loi sur les paysages est adoptée : « loi portant sur la protection des monuments et des sites naturels "œuvres de nature" ».
La loi de 1930 organise la sauvegarde de nombreux paysages à forte naturalité, et évoque la notion de protection de la nature.
La loi "Paysage", de 1993 concerne la protection et la mise en valeur des paysages qu’ils soient naturels, urbains, ruraux, banals ou exceptionnels. Elle a pour but, en plus de la protection, la gestion du paysage. En effet, les directives de protection et de mise en valeur du paysage établies par le décret d’application (n°94-283) de la loi « Paysage » datant du 11 avril 1994, ont vocation à régir « des territoires remarquables par leur intérêt paysager », territoires définis par l’Etat en concertation avec les collectivités territoriales concernées. Ces directives paysagères sont surtout des instruments
de gestion qui doivent être pris en compte dans les documents d’urbanisme. Elles fixent des orientations et des principes fondamentaux concernant la qualité des constructions et les conditions de réalisation des travaux, ainsi que des recommandations. C’est-à-dire que la question paysagère doit dorénavant être prise en compte dans l’ensemble des politiques sectorielles. On notera que la loi ne vise plus seulement à considérer les paysages naturels remarquables comme dignes d’intérêt mais de tous les paysages.
L’arrêté du 8 décembre 2000 crée le Conseil national du paysage. Il est institué auprès du ministre chargé des paysages et a pour mission de proposer un plan annuel sur l’évolution des paysages en France ainsi qu’un bilan de la Loi « Paysage » et de suggérer des mesures susceptibles d’améliorer la situation des paysages en France.
Les instances européennes se sont également emparées de la question comme en témoigne « la Convention européenne du paysage », du Conseil de l’Europe de Florence en 2000. Elle en propose la définition suivante :
« Le paysage est une partie de territoire, telle que perçue par les habitants du lieu ou les visiteurs, qui évolue dans le temps sous l'effet des forces naturelles et de l'action des êtres humains. La « politique du paysage » est donc l'expression de la prise de conscience par les pouvoirs publics de la nécessité de définir et mettre en œuvre une politique du paysage. Le public est invité à jouer un rôle actif dans sa protection, pour conserver et maintenir la valeur patrimoniale d'un paysage, dans sa gestion, pour accompagner les transformations induites par les nécessités économiques, sociales et environnementales, et dans son aménagement ».
A partir de cette notion, il importe, selon les termes de la Convention, d’identifier et de qualifier les paysages grâce à des recherches menées sur le terrain par des professionnels, en y associant les populations. Chaque paysage est composé d'éléments et de structures conjuguant des formes du territoire, des systèmes de perceptions sociales et des dynamiques, naturelles, sociales et économiques qui évoluent en permanence. C'est seulement à l'issue de ce travail de connaissance préalable que, une fois les objectifs de qualité paysagère formulés, le paysage pourra être protégé, géré ou aménagé.
Une des innovations majeures de la Convention européenne du paysage est la définition des « objectifs de qualité paysagère », formulation par les autorités publiques compétentes, pour un paysage donné, des aspirations des populations en ce qui concerne les caractéristiques paysagères de leur cadre de vie. Le paysage n’est plus l’apanage des experts, il est un sujet politique à part entière. Aussi, la gestion en fonction des objectifs de qualité paysagère passe aussi par l'éducation et la formation : formation des spécialistes, des élus, du personnel technique des autorités locales, régionales et nationales, enseignements scolaires et universitaires abordant les valeurs attachées au paysage et sa protection, sa gestion et son aménagement.
La loi ALUR (24 mars 2014). Cette loi orientée vers la question du logement et de l’urbanisme vise aussi à mettre en cohérence la législation française avec la Convention européenne du paysage de Florence qui invite à porter une égale attention à l’ensemble des paysages, qu’ils soient considérés comme remarquables, du quotidien ou dégradés. Elle introduit dans les SCoT (Schéma de Cohérence Territoriale) l’obligation de formuler des « objectifs de qualité paysagère » sur l’ensemble du territoire. Conformément à la définition de la Convention européenne du paysage, par « objectif de qualité paysagère » est désigné « la formulation par les autorités publiques compétentes, pour un paysage donné, des aspirations des populations en ce qui concerne les caractéristiques paysagères de leur cadre de vie ». Cela signifie notamment que les objectifs de qualité paysagère peuvent relever de la protection, de la gestion et/ou de l’aménagement des paysages.
De ce bref rappel des évolutions législatives sur le sujet, il ressort que la prise en compte par les autorités publiques des questions relatives aux paysages et à leurs évolutions atteste d’un réel enjeux sociétal. Car chacun mesure dans son environnement que les mutations techniques qui caractérisent notre société contemporaine sont parfois une menace pour ce patrimoine commun. Le paysage est un patrimoine collectif, mais il est géré par une multitude d’acteurs qui n’agissent que sur des portions restreintes et dont chaque action peut avoir des répercussions sur la qualité globale du territoire.
Mais qu’en est-il à l’échelle de nos campagnes ? Comment se mesurent toutes ces bonnes intentions ?
Il convient ici de mentionner une politique locale engagée en faveur de la préservation du caractère remarquable de nos territoires. Les municipalités de Boussay et de Chaumussay conscientes de cette richesse que représente nos paysages ruraux du sud Touraine ont pris l’initiative conjointe d’élaborer une AVAP (Aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine) devenue SPR (sites patrimoniaux remarquables). Il s’agit d’outils simplifiant et facilitant la protection des enjeux patrimoniaux et paysagers identifiés sur un même territoire. Il serait heureux que d’autres communes limitrophes suivent cet exemple car à travers les étapes de l’élaboration de ce document les acteurs locaux sont largement associés aux travaux conduisant chacun à une prise de conscience de la valeur patrimoniale de notre cadre de vie.
De manière plus générale, il faut se réjouir que les P.L.U. (Plan Locaux d’Urbanisme) prennent dorénavant mieux en compte l’intégration paysagère des nouveaux aménagements.
Après l’épisode traumatique des remembrements et des lourdes opérations de recalibrage de la Claise des années soixante et soixante dix, nous pouvions penser, comme le suggère l’évolution législative que nous avons mentionnée, que la sauvegarde de ce patrimoine autant naturel qu’humain deviendrait une des composantes des politiques publiques en matière d’aménagement des territoires ruraux.
Mais, avec le développement de plusieurs projets de parcs éoliens sur le territoire de la communauté de communes Loches Sud Touraine cette question de l’avenir de nos paysages devient particulièrement prégnante. Car si nos campagnes avaient échappé aux principaux affres d’une industrialisation subie, elles deviennent aujourd’hui la proie des promoteurs de l’éolien avec le soutien de l’autorité publique.
Les paysages constituent la carte d’identité des territoires. Ils vont être dominés par des constructions industrielles standardisées d’une envergure qui rend leur intégration paysagère impossible. Que représentent nos « bouchures », nos vallées encaissées et nos clochers face à ces constructions industrielles de 200 m de hauteur ?
Alors qu’à l’échelle de l’Europe on insiste sur la nécessaire implication et intégration des populations dans la mise en œuvre de la politique paysagère, il semble que l’État français peine à s’affranchir de son esprit jacobin puisque l’on demande aux préfets de valider sur le terrain des décisions gouvernementales. La récente modification législative visant à réduire les freins administratifs et à limiter les procédures de recours en est une illustration criante.
Notre propos ici n’est pas de juger les partisans de ces implantations car dans des territoires frappés par la déprise agricole les promoteurs apparaissent trop souvent comme des bienfaiteurs tant pour les agriculteurs que pour les élus locaux. En effet proposer 8000 € par an pour l’implantation d’une éolienne à un agriculteur dont le travail ne permet que difficilement de vivre, aide à retenir assez facilement son attention. Et il en va de même pour les collectivités locales confrontées à la désertification, au vieillissement démographique et à la réduction des dotations de l’État, puisqu’elles bénéficient également de retombées financières non négligeables. Elles voient parfois l’arrivée de cette manne comme un moyen de soulager leur budget en vue d’effectuer des aménagements ou des investissements nécessaires aux habitants.
Mais doit-on sacrifier durablement nos paysages remarquables sur l’illusion de voir advenir quelques éphémères subsides ?
Il nous faut relever ici le double jeu de l’État et des régions dans cette affaire sachant que seule une autorisation préfectorale peut valider un projet en passant outre une opposition des élus locaux ou des habitants. Le préfet, représentant de l’État, est constamment partagé entre ses deux missions, l’une appliquer les demandes gouvernementales, l’autre de faire respecter la lettre et l’esprit de la législation. Le drame est que l’État qui devrait jouer son rôle protecteur face à ces entreprises spéculatives, en est l’initiateur en même temps que l’arbitre partisan.
Sur la question, la DREAL de la région Centre-Val de Loire (Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) précise sur son site qu’elle soutient « le développement de l’énergie éolienne, dans le respect de la préservation de l’environnement (paysages, biodiversité, cadre de vie des riverains...) ». Mais dans un même temps comme notre petit rappel chronologique le mettait en évidence, la politique nationale de protection du paysage s’est fixée pour objectif général de « préserver durablement la diversité des paysages français ».

Elle repose pour cela sur deux volets principaux :

– le développement de la connaissance,

– la prise en compte du paysage dans les différentes politiques sectorielles (aménagement du territoire, urbanisme, transport, énergie, ...).

Dans cet esprit comment l’État peut-il justifier la promotion des parcs éoliens à l’ensemble du territoire national ? Les incohérences des pouvoirs publics sont criantes. Il suffit de constater que depuis les dernières décennies des efforts considérables ont été réalisés avec l’enfouissement des lignes électriques et téléphoniques aériennes afin de restaurer les paysages. Pourquoi l’avoir fait si c’est pour leur substituer aujourd’hui des constructions de 200 m de hauteur ?


Mais le paysage est un capital et en cela il est aussi un outil de développement économique directement générateur d’attractivité pour les territoires. L’identité paysagère représente une composante de l’identité territoriale et joue un rôle dans les dynamiques sociale et économique du développement local. Si on porte un regard lucide sur notre territoire de la Touraine méridionale, force est de constater que les ressources économiques y sont faibles en dehors des activités agricoles. Dans un monde de plus en plus urbanisé notre atout réside dans ce havre de nature que représentent nos paysages façonnés par les activités agraires où la nature bénéficie encore d’une liberté faiblement contrainte. Ils nous sont enviés par tous ceux qui les découvrent à l’occasion de séjours estivaux. Cette attractivité se mesure également par l’abondance de résidences secondaires qui contribuent à dynamiser de manière évidente les activités économiques et culturelles de nos villages. Personne n’ignore aujourd’hui que la qualité du paysage participe à la qualité de vie que chacun recherche. Et l’identité de notre Touraine du sud est son paysage rural vallonné préservé des impacts d’une urbanisation lourde et d’aménagements industriels. Il nous faut donc conserver et même parfois savoir restaurer ce capital qui est autant culturel qu’économique.
Mais que pesons-nous face au pouvoir central ? Celui-ci ne semble avoir aucun scrupule à sacrifier certains espaces ruraux pour mettre en œuvre des promesses relatives à la transition énergétique destinées à contenter un électorat urbain qui ne sera pas impacté par ces installations reléguées le plus loin possible de leur cadre de vie. Les partisans de l’éolien se persuadent qu’il est le passage obligé vers des « énergies propres » indispensables pour envisager un avenir commun. C’est-à-dire qu’ils portent une vision utilitariste coloriée d’écologisme sur ces installations qui dénaturent brutalement des paysages ruraux caractérisés davantage par la permanence que la rupture. L’introduction de ces machines gigantesques génère des paysages hybrides mi-industriels mi- naturels standardisés et elle fait disparaître la singularité de notre environnement naturel façonné par des générations de paysans. Cette politique est aussi à prendre comme un message égalitariste à destination des territoires préservés des aérogénérateurs. De fait, l’Indre-et-Loire est à ce jour un des rares départements à être demeuré indemne de ce type d’installations. Afin de ne pas créer de disparités entre les territoires l’État a enjoint aux préfets de pallier ces inégalités : tous les territoires devront participer aux sacrifices pour mieux s’inscrire dans la devise de notre République.
Si comme beaucoup nous considérons les paysages comme des richesses qui nécessitent beaucoup de soins et d’attention c’est qu’ils sont les palimpsestes de notre histoire. Ils constituent une subtile alchimie, fruit de la nature et du travail des hommes. Gageons que nous sachions en conserver l’harmonie en la protégeant de la brutalité d’orientations politiques que les générations à venir seront en droit de nous faire grief.

Source : Les Cahiers de la Poterne n°47, Bertrand Walter, PP. 72-76, 2021 (référence à utiliser en cas de citation).

Tag(s) : #Cahiers de la Poterne, #Actualité
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :